Chapitre 10
Je n’aimais pas l’idée qu’Adam se faisait des renforts, mais nous avions besoin d’un autre démon pour nous aider à maîtriser Cooper. Nous aurions pu appeler Saul. Cependant, Barbie nous fit remarquer que sa présence – et plus particulièrement le fait qu’elle soit blessée – pourrait détourner l’attention de Saul et l’empêcherait de nous être d’une quelconque utilité. Voilà comment nous nous retrouvâmes de nouveau à faire appel à Raphael.
Ce dernier vivait dans le centre-ville. Il lui faudrait donc plus d’une vingtaine de minutes pour arriver au domicile de Cooper, situé au-delà de la Main Line. Nous fûmes obligés d’envoyer une seconde décharge à Cooper pour le garder à terre et la batterie du Taser commença à montrer des signes de faiblesse. Si Raphael était retardé par la circulation, nous aurions de sacrés ennuis.
Raphael ne ressentit pas le même besoin de discrétion que nous avions tous éprouvé, car il se gara directement dans l’allée, en face de la maison et à la vue de quiconque passerait dans la rue ou regarderait depuis les maisons d’en face. Il n’y avait aucune raison que quelqu’un s’inquiète de la présence de la voiture, mais mes réflexes paranoïaques étaient à leur maximum et je fus tentée de dire à Raphael de se garer ailleurs. Le temps étant compté, je finis par me persuader que la voiture de Raphael était très bien là où elle était.
À cause des effets secondaires du Taser, Cooper avait été dans l’incapacité de soigner sa blessure par balle, je n’y avais jamais pensé par le passé mais, puisque l’électricité empêche le démon de contrôler le corps de son hôte, elle le prive également de ses pouvoirs de guérison.
La blessure saignait toujours, bien que moins abondamment. À la vue de la mare rouge vif s’étalant sur le sol et des mains couvertes de sang de Cooper, mon estomac se retourna mais, malgré sa vilaine apparence, la blessure n’était pas mortelle – à moins que Cooper demeure impuissant pendant de longues heures.
Raphael – que nous devions tous nous souvenir d’appeler « Tommy » pour garder secrète sa véritable identité – décrivit un cercle autour du corps mou de Cooper pendant qu’Adam gardait un œil sur lui, prêt à bondir au moindre mouvement brusque de notre otage. Non pas qu’il soit capable de bouger, de manière brusque ou pas, en de pareilles circonstances.
— Il faut exorciser le démon, me dit Raphael après un moment de réflexion.
Confuse, je secouai la tête.
— Quoi ? Pourquoi ?
— Afin qu’Adam puisse procéder à sa méthode spéciale d’interrogatoire sur Cooper. Je pourrais certainement faire parler le démon, mais la situation n’est pas idéale. Je n’ai pas suffisamment d’intimité pour être terriblement créatif, sans compter que les informations soutirées sous la contrainte ne sont pas forcément précises.
Comme d’habitude avec Raphael, j’essayai de deviner les raisons qui se cachaient derrière sa proposition assez charitable. La charité n’était pas son point fort.
— Tu connais ce démon ? demandai-je d’un air soupçonneux.
Raphael haussa les épaules.
— Tu sais qu’on ne peut pas se reconnaître sur la Plaine des mortels. (Il me jeta un regard mauvais, car il avait compris pourquoi je lui posais cette question.) Je ne sais pas si je connais ce démon et je m’en fous. Je donne un conseil pratique, mais si tu préfères que je le torture pour lui soutirer des renseignements, je serai heureux de m’exécuter.
Il me sourit – une expression sauvage et emplie de colère. J’aurais pu m’excuser pour mes sous-entendus, mais pourquoi l’aurais-je fait ? Raphael était un salopard sournois et il le savait. Il n’avait aucune raison d’être surpris que les gens – et moi, en particulier – mettent en doute ses motivations.
— Qu’en penses-tu, Adam ? demandai-je sous le regard encore plus mauvais de Raphael.
Adam avait l’air sinistre.
— Je pense qu’il a raison. Si nous gardons Cooper sous l’effet du Taser, nous ne pourrons rien tirer de lui et, si on le laisse reprendre ses esprits, il est fort probable qu’il fasse un tel barouf que les voisins appelleront la police. La situation est déjà assez délicate pour ne pas vouloir en rajouter.
J’aurais préféré que Raphael nous informe de son plan par téléphone. J’aurais déjà exorcisé Cooper. Mais Adam n’avait fourni à Raphael qu’une brève description de la situation au téléphone en insistant sur le fait qu’il était urgent qu’il nous rejoigne. Ce dernier n’avait peut-être pas totalement réfléchi à la question avant d’avoir vu ce qu’il en était par lui-même. Accorder le bénéfice du doute à Raphael est contre-nature chez moi, pourtant je fis un effort.
Cooper commença à tressaillir, signe qu’il reprenait le contrôle de ses muscles. Ne sachant pas si j’allais parvenir à entrer en transe dans ces circonstances – je n’avais pas pensé à apporter quoi que ce soit de parfumé à la vanille –, je m’assis en tailleur par terre à côté de Cooper et m’apprêtai à commencer le rituel.
— Pas encore, dit Raphael en m’attrapant et me remettant brusquement sur pied.
— Lâche-moi ! lançai-je.
Il obtempéra avec une rapidité rassurante. Je n’avais même pas remarqué qu’il m’avait pris le Taser avant qu’il envoie une nouvelle décharge à Cooper. Puis il m’adressa un regard méprisant.
— Tu es censée être une pro. Tu ne sais pas qu’il ne faut pas s’approcher d’un démon qui n’est pas maîtrisé ? S’il avait davantage repris le contrôle, il aurait pu t’attraper et se transférer avant que tu aies le temps de dire ouf.
Je dus me mordre la langue pour retenir un certain nombre de commentaires cinglants. Cependant, j’aurais paru vraiment stupide si je les avais exprimés, car Raphael avait raison. J’aurais dû être beaucoup plus prudente à proximité d’un démon qui maîtrisait de nouveau progressivement son corps. Mon arrogance m’avait poussée à oublier que Cooper pouvait représenter un danger, puisque Raphael et Adam étaient là pour lui sauter dessus à la moindre réaction hostile. Si Cooper avait tenté de se transférer en moi et avait découvert que j’étais déjà possédée… Je commençais vraiment à être négligente.
Je ravalai donc mes protestations et repris ma position.
Je faisais des progrès pour entrer en transe dans des conditions loin d’être idéales. Malgré l’absence de bougies parfumées à la vanille, un reste du ressentiment que je nourrissais à l’égard de Cooper et la répugnante mare de sang qui ne cessait de s’agrandir, je mis très peu de temps pour me détendre suffisamment et ouvrir mes yeux d’un autre monde.
L’aura rouge du démon se tordait au-dessus du corps de Cooper, étouffant l’humain en dessous. Pratiquer un exorcisme est un exercice de visualisation. La technique choisie importe peu du moment qu’elle fonctionne. Pour ma part, je visualise toujours une soudaine bourrasque de vent qui balaie l’aura du démon. Je rassemblai l’énergie en moi puis la soufflai sur le démon en imaginant qu’une tempête éparpillait l’aura.
D’ordinaire, cette première bourrasque suffisait à chasser un démon du corps de son hôte. Mais apparemment celui-ci était plus puissant que d’habitude et ne se laissait pas si facilement expulser. Une peur subite parcourut mes nerfs en déclenchant une vague de picotements. J’étais probablement l’exorciste la plus puissante au monde. Pourtant, il existait des démons qui étaient trop résistants pour que je puisse les exorciser – comme Raphael, par exemple – et ce n’était pas vraiment le moment que je tombe sur l’un d’eux.
J’inspirai profondément pour me calmer et mettre mes doutes en sourdine. Puis je me concentrai une fois encore pour accumuler l’énergie en moi. Cette fois, je ne m’arrêtai pas quand il me sembla en avoir amassé assez. Je continuai à en rassembler encore et encore – comme quand on prend une profonde inspiration au point d’avoir l’impression que ses poumons vont exploser. Quand je ne pus en accumuler davantage, je relâchai cette énergie et la projetai sur le démon.
À mon grand soulagement, l’aura du démon explosa et disparut, laissant derrière elle une tache d’un bleu humain.
J’ouvris les yeux pour découvrir Cooper, le souffle coupé par la douleur, les mains pressées sur la blessure de sa cuisse. Il n’avait pas l’air en grande forme – le Taser ne cause pas autant de dégâts sur les humains que sur les démons, même si l’effet est évident –, mais j’étais contente de constater qu’il y avait encore quelqu’un dans son corps. Si le démon que je venais de renvoyer au Royaume des démons avait haché menu le cerveau de Cooper, toute cette expédition se serait révélée bien inutile. Sans compter que nous n’avions encore aucune assurance que ce ne soit pas le cas.
Cooper, le visage luisant de sueur et de larmes, gémissait. Fouine ou pas, j’eus pitié de lui.
— Finissons-en, dis-je.
Adam n’émit aucune objection. Il se mit à genoux à côté de la masse recroquevillée de Cooper et posa la main sur la nuque de notre victime. Cooper cessa aussitôt de gémir. Il écarta la main de sa blessure et je remarquai que ce simple geste avait fait empirer son hémorragie.
L’hôte d’Adam – dont le nom était également, de façon troublante, Adam – fit rouler Cooper sur le dos. Le départ de son démon n’avait pas annulé les effets du Taser et Adam serait incapable de contrôler son corps, du moins pendant quelques minutes encore. Il pourrait, néanmoins, fouiller dans son esprit en attendant.
— Nous devons extraire la balle de sa cuisse, déclara l’hôte d’Adam. Une fois que nous l’aurons sortie, Adam guérira suffisamment la plaie pour éviter à Cooper une visite aux urgences qui serait difficile à expliquer.
— Bonjour, Vous, murmurai-je.
C’était décidément très bizarre de regarder la personne que j’avais toujours connue comme étant Adam le démon tout en sachant que c’était quelqu’un de totalement différent qui voyait par ses yeux.
— Adam ne peut pas sortir la balle tout seul ? demandai-je. Les démons ne vont en principe jamais à l’hôpital, alors je suppose qu’ils doivent bien…
Je fis un mouvement vague de mes mains. L’hôte d’Adam me sourit.
— Si Adam restait dans cet hôte pendant quelques heures, il pourrait amener le corps à expulser la balle sans aucune aide. Pourtant, pour des raisons que je ne comprends pas, il trouve que mon corps est plus attirant.
Il sourit à sa petite plaisanterie – personne de normalement constitué ne souhaiterait ressembler à Bradley Cooper, surtout si un beau gosse comme l’hôte d’Adam était disponible.
Ce dernier leva les yeux vers Raphael.
— J’ai besoin que tu déchires la jambe de son pantalon pour que je puisse atteindre la blessure.
Les yeux de Raphael étincelèrent. Il n’appréciait pas qu’on lui donne des ordres mais il ne discuta pas. Qui a besoin d’une paire de ciseaux quand on dispose de la force d’un démon ?
L’hôte d’Adam avait également des ordres pour moi.
— J’ai besoin d’un couteau bien aiguisé.
Je clignai des yeux.
— Tu crois que Cooper aurait un scalpel quelque part dans le coin ?
— Un couteau de cuisine fera l’affaire.
J’écarquillai les yeux.
— Tu es sûr que tu sais ce que tu fais ?
Il me fit signe de me bouger.
— Oui. Vas-y tout de suite avant qu’il perde davantage de sang.
Je trouvai facilement la cuisine, mais je me rendis compte que j’aurais dû demander à l’hôte d’Adam de quel type de couteau il avait besoin. Dans les tiroirs de Cooper, je dénichai un épluche-légumes, un couteau à steak et un couteau tous usages. Un des trois conviendrait sûrement. À la pensée qu’il puisse découper la cuisse de Cooper à l’aide d’un couteau à steak, j’eus de nouveau envie de vomir et, pendant un moment, je crus que je n’allais pas pouvoir me retenir. La nausée que j’éprouvais chaque fois que Lugh me redonnait le contrôle de mon corps suffisait bien assez pour que je n’aie pas besoin de sang et de boucherie.
Quand je revins dans l’entrée, la jambe du pantalon de Cooper avait été déchirée jusqu’à la hanche, laissant apercevoir son slip blanc, ce dont je me serais passée, merci beaucoup. L’hôte d’Adam utilisait un morceau de tissu découpé dans le pantalon pour essuyer le sang autour du point d’entrée de la balle.
Je déposai ma sélection de couteaux sur le sol.
— Tu veux que j’aille chercher de l’alcool pour les stériliser ? demandai-je.
Il secoua la tête.
— Adam s’assurera qu’il n’y ait pas d’infection.
Il ramassa l’épluche-légumes et mon estomac fit un bond. Je tournai le dos, devinant que je serais bien incapable de me retenir de vomir si je regardais l’opération.
Adam laissa échapper un grognement incohérent que je ne pus m’empêcher d’interpréter comme une marque de douleur.
— Désolé, dit son hôte. Ça va être pire. Tu veux mordre quelque chose ?
Adam fait partie de ces démons fascinés par la douleur, mais celle des autres l’intéresse plus que la sienne. Se faire enlever une balle sans anesthésie par un amateur, qui plus est armé d’un épluche-légumes, n’allait pas être une partie de plaisir, même pour lui. Je réprimai de nouveau la nausée en évitant d’imaginer ce qu’il allait ressentir.
— Tu ferais bien de protéger Cooper pour qu’il ne sente rien, dis-je à Adam, en tournant toujours le dos.
Il n’avait pas suffisamment retrouvé le contrôle du corps pour répondre autrement que par un grognement. Je n’aurais su dire s’il comptait protéger Cooper ou pas mais, de toute évidence, son hôte était en mesure d’interpréter ses borborygmes d’homme des cavernes.
— Il le protège. Malheureusement, il ne peut se protéger lui-même.
Le cri inarticulé qui suivit ne requérait aucune interprétation. Je suppose qu’Adam était trop macho pour accepter de mordre quelque chose – ou peut-être ne contrôlait-il pas assez son corps pour serrer les mâchoires –, mais il était incapable de rester tranquille. Il ne cria pas vraiment fort, car son corps était encore trop chamboulé pour donner de la voix, mais je tressaillis quand même.
D’où je me trouvais, le dos tourné au drame qui se jouait dans l’entrée, je voyais Barbie allongée sur le canapé du salon avec un gros sac de glace sur la main. Quand je croisai son regard, elle m’adressa un sourire triste. Elle aussi devait souffrir et elle n’appréciait pas plus que moi le spectacle.
Après ce dernier cri, Adam était devenu étrangement silencieux. Je résistai à l’envie de me retourner pourvoir ce qui se passait. J’espérais qu’il était tombé dans les pommes, même si je n’étais pas certaine que ce soit possible pour un démon.
— C’est fini, déclara enfin l’hôte d’Adam sur un ton satisfait.
Je m’apprêtai à me retourner. Je n’avais aucune idée de ce que j’allais devoir affronter, parce qu’il était fort probable que la scène soit pire qu’au moment où j’avais déjà failli rendre tripes et boyaux. Mais je ne pus faire totalement demi-tour, car Raphael – qui avait été si calme que j’en avais presque oublié sa présence – m’attrapa par les épaules et me poussa vers le salon.
— Nous avons déjà pas mal de ménage à faire, dit-il. Je n’ai vraiment pas envie d’avoir du vomi partout par terre.
C’était tout Raphael. Toujours aussi compatissant. Dommage que je ne puisse répondre du tac au tac. Mes genoux tremblaient et j’avais le visage couvert de sueur rien que d’avoir entendu l’opération improvisée. J’avais évité de dégobiller, mais je pouvais encore tomber dans les pommes, ce qui serait encore plus humiliant. Je ne réagis pas à la dureté de Raphael et je ne me retournai pas. Je me contentai de filer directement vers un fauteuil dans un coin du salon, d’où je ne verrais pas l’entrée.